Traduire Springsteen, par Pierre Girard
Interview de Pierre Girard, traducteur des chansons du spectacle Springsteen mon ami d’Amérique
Quelle était l’idée de départ de ce spectacle sur Bruce Springsteen ?
Pierre Girard – L’idée c’était de donner à lire les chansons en français en même temps que la musique, et si possible que le texte ne soit pas trop long. C’était aussi de rendre l’ambiance des chansons plutôt que leur texte. Il ne fallait pas faire un mot-à-mot mais faire un rendu de la chanson, une adaptation. Et puis, Springsteen, c’est de la poésie. Quand on traduit de la poésie, c’est toujours difficile, parce qu’il faut se mettre dans un univers, et il y a le problème du rythme. Or là, le rythme, on l’a avec la musique. Donc ce n’était pas le souci premier. Le souci premier, c’était de donner des images. Quand je traduisais Springsteen, je voyais des images de Hopper, ou des films de James Dean. J’étais surtout attaché aux images. Et comme c’est un poète, si on est dans une logique de surtitrage, il faut faire des raccourcis.
D’habitude, tu traduis des écrivains1. En quoi c’était différent de traduire Springsteen ?
P.G – C’est autre chose, car encore une fois, c’est de la poésie Springsteen. Il y a une charge poétique qui est très forte
D’un côté, il y a cette charge poétique. Mais en même temps le vocabulaire peut être trivial…
C’est familier, je ne sais pas si c’est tellement trivial. En tout cas il n’y a pas de violence. Il y a de la rage. Il n’y a pas de baston dans Springsteen, dans les chansons. Il y a de l’amour, il y a de la rage de vivre, mais il n’y a pas de violence à proprement parler. Il y a la violence du rock, du rythme…
Est-ce qu’il y a une chanson que tu as particulièrement aimée ?
Moi j’ai découvert Springsteen à travers The River. C’est certainement une de ses plus belles chansons. Mais elles sont toutes « la plus belle ». Chaque fois qu’on rentre dans une chanson, elle est magnifique, donc c’est difficile de faire un choix. En tout cas, The River, ça m’a parlé, et puis c’est toute l’Amérique, le rêve américain, c’est l’histoire qu’il ne cesse de chanter, c’est toujours un peu la même. Il tourne autour de ces thèmes-là, mais j’étais étonné de voir qu’il n’y avait pas de violence, dans les textes, les mots. Il y a un élan incroyable qui passe dans toutes les chansons, c’est un élan de vie.
Oui… sauf Atlantic City, avec ses histoires de mafieux et de procureur.
Oui, il y a du roman noir, et puis c’est l’Amérique. L’accident sur la route2, c’est pas gai, mais c’est même pas violent. Les visions sont poétiques.
Il y a un côté très visuel chez Springsteen, avec des images, des métaphores très parlantes en anglais.
En français, c’est plus difficile, car le français n’est pas poétique de la même façon. Mais j’ai reçu de l’aide, avec Fabrice, notamment pour Thunder Road3…
1 – Tous les textes du spectacle Springsteen mon ami d’Amérique ont été surtitrés par Pierre Girard, qui a à son actif des traductions de best-sellers (La couleur des sentiments de Kathryn Stockett), des classiques de la littérature anglophone (Tout s’effondre de Chinua Achebe) et de nombreux polars et romans noirs (Madison Smart Bell, Jeffery Deaver, Frederick Forsyth et même… Agatha Christie ! )
2 – Référence à Wreck On The Highway, dernière chanson de l’album The River (1980), où la description d’un accident de la route vient souligner la fragilité de la condition humaine…
3 – La traduction de Thunder Road est problématique : « Route du Tonnerre » ? Cela ne sonne pas très bien en français. Il a été préféré l’expression « route qui gronde ». De même, un passage s’avère particulièrement ardu à traduire : « To trade in these wings on some wheels », qui fait référence au titre initial d’un titre écrit avant Thunder Road, Wings for Wheels. On peut y voir une référence religieuse (les ailes de la Rédemption) peu parlante pour un public français très laïc… Il a été choisi de traduire par « arrêter de planer et faire confiance à ces quatre roues »… On touche là aux limites de la traduction ! F.F
© Notes En Scène 2018